mardi 2 septembre 2008

Rapprocheuse d'âmes

La douleur, cette grande rapprocheuse d'âmes, fit ce que la joie et les triomphes n'auraient pu faire... Chaque larme d'Israël, et ses larmes furent nombreuses, a créé des anneaux qui formèrent la forte chaîne dont longtemps les juifs furent liés les uns aux autres. A la terrible école de la persécution, les juifs acquirent la plus haute des vertus humaines [...], [une] intime et profonde fraternité.
Cette constatation, Bernard LAZARE la fit au tout début du XXe S., en 1901, bien longtemps par conséquent avant les épouvantables crimes des nazis. Il réfléchissait sur le statut de paria dans lequel on avait renfermé les juifs, en France et ailleurs. Je n'ai pas lu ses écrits, mais seulement quelques citations de ses oeuvres dans un article publié à l'occasion du Colloque Hannah ARENDT, l'un des très grands philosophes politiques des récentes décennies. Ce n'est pas l'application de cette citation au peuple juif que je voudrais commenter ici ; c'est son aspect universel.
La douleur, grande rapprocheuse d'âmes ! La douleur, grand forgeron de fraternité. Il y a là une profonde vérité. Elle nous renvoie à notre humaine condition. Car je prétends qu'il est difficile d'être complètement humanisé si l'on n'a pas fait l'expérience de la douleur, c'est à dire l'expérience de la finitude confrontée à l'appétit d'éternité. Tant que l'humanité, en ses composantes élémentaires que sont les êtres humains, comme en ses composantes sociales, politiques ou culturelles, ne comprendra pas cela, elle vivra dans l'illusion de la toute puissance, fera de chacun de ses membres un souverain absolu sur terre, et n'engendrera que violence.
On peut toujours dire que les cerises sont bleues, les vouloir telles, et trouver admirable la trouvaille romantique ou surréaliste de ce bleu là. Il n'empêche. Les cerises ne sont pas bleues. Prétendre, ou croire le contraire, ou faire semblant de le prétendre ou de le croire pour être dans le vent, c'est vivre dans l'imaginaire, dans l'illusion, dans une toute puissance factice.
On peut, de même, dans un mouvement analogue de l'esprit, proclamer la souveraineté absolue de l'homme sur la nature. Il n'empêche. Il n'est pas souverain. Les raz-de-marée, tremblements de terre, catastrophes naturelles sont là pour le lui rappeler, sans parler des guerres, des épidémies, des famines. On peut certes imaginer que l'homme trouve les moyens ne plus assigner de bornes à la durée de sa vie. Et c'est une question qui est scientifiquement à l'étude. L'homme restera mortel cependant et il y aura toujours des suicides. Finitude et limites, telles sont les caractères immutables de la condition humaine
La douleur, c'est d'abord l'expérience durable de la finitude : un décès, une rupture amoureuse, une longue maladie plonge l'homme au coeur de son humaine condition.
Il est dit à la fin de l'Apocalypse : Il [Dieu] essuiera toute larme de leurs yeux : de mort, il n'y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus, car l'Ancien monde s'en est allé. Comme si l'auteur, Jean, voulait indiquer que cette aspiration à l'infini sera un jour comblée.
Que l'on soit croyant ou incroyant, on peut, dans le premier cas, déjà posséder, avec Jean, ce que l'on espère, dans le second, réaliser combien est belle et grande une telle condition qui permet le dépassement de soi-même par la plongée dans la compassion pour une misère partagée, et l'accueil de l'autre comme un frère de douleur. Espoir ou résignation, peu importe. Dans tous les cas, c'est la douleur qui nous rend frères.
Je me demande, du reste, si le fondement de l'éthique n'est pas dans la compassion pour la douleur de l'autre.

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