mercredi 29 juillet 2009

Je me souviens des jours anciens (bis)

L'un de mes fidèles lecteurs me fait gentiment le reproche d'exprimer des sentiments stéréotypés dans le billet que j'ai écrit hier et qui s'intitule "Je me souviens des jours anciens". Je lui ai répondu plus personnellement, et vous pourrez consulter ma réponse. Néanmoins, il soulève des questions de fond qui méritent réflexion.
En premier lieu, je voudrais souligner que je me suis borné à raconter des faits dont la resouvenance colore ma conscience de sentiments délicieux et vifs. Il n'y a donc aucune nostalgie dans ce billet, sinon - et je l'ai dit à mon lecteur - j'aurais ajouté, à "Je me souviens des jours anciens", comme VERLAINE (je crois) le fit dans son poème "et je pleure".
Il est ensuite évident que l'enfant a tendance à donner à ses expériences et ses découvertes, bien anodines pour un adulte, une importance personnelle considérable. J'admets donc avec mon lecteur que glaner ou sonner l'angélus ne sont pas des activités propres à bouleverser l'histoire du monde.
Mais je le maintiens, ce monde dont j'ai fait l'évocation est mort, et j'en éprouve finalement des regrets (mais pas de nostalgie). Je vais expliquer ici pourquoi, en commençant par un petit constat que fait Gustave THIBON :
"Nos ancêtres avaient moins de morale que nous, ils avaient plus de moeurs ; nous avons plus de morale et moins de moeurs. Il n'est pas utile d'ailleurs de remonter au Moyen Âge pour établir cette comparaison. Les paysans d'il y a cent ans étaient dans l'ensemble plus durs, plus retors, plus mesquins et plus processifs qu'aujourd'hui ; ils étaient moins ouverts à la morale et à l'amour qui en est la base. Leurs petits-fils ont le coeur plus sensible et l'esprit plus large ; les disputes, les procès, les tromperies sont plus rares au village. Mais ces vieux paysans possédaient, malgré l'étroitesse presque immorale de leur âme, un profond capital de traditions religieuses et familiales et de sagesse instinctive : leurs enfants ont dilapidé ce capital. Ils faisaient corps, personnellement et héréditairement, avec la terre qu'ils cultivaient et jouaient ainsi un rôle organique dans la cité : leurs enfants, détachés du sol natal, n'aspirent qu'à devenir des fonctionnaires anonymes et parasites. Ils étaient parfois brutaux avec leurs enfants, mais ils en avaient : leurs fils entourent les leurs de plus de tendresse et de plus de soins, mais ils n'en ont presque plus. Pis encore - et cela permet de mesurer l'ampleur monstrueuse du divorce entre la sensibilité morale et les moeurs profondes - c'est précisément dans ce pays de France où les hommes sont devenus si doux, si humains et, en particulier, si tendres pour leurs enfants et si incapables de les voir souffrir, qu'on compte au bas mot 500.000 avortements par année, c'est-à-dire 500.000 enfants assassinés."
Et plus loins THIBON poursuit :
"Parce qu'elle n'est pas incarnée dans de saines moeurs, cette moralité reste affectée d'impuissance. Faite d'intellectualisme abstrait et d'émotivité superficielle (n'est-ce pas ROUSSEAU qui avait voulu jeter les bases d'une morale sensitive ?), elle ne va pas au-delà de la sensation immédiate ou de l'idéal inaccessible. [...] Le grand bienfait des moeurs saines, c'est de rendre faciles et naturelles des choses très difficiles pour la moralité pure de l'individu isolé. Or la décadence des moeurs a isolé, atomisé les individus." (In Diagnostics. Essai de physiologie sociale).
Avec le recul du temps, et la réflexion qui vient avec l'âge, je réalise que si je regrette quelque peu la mort de ce monde ancien, ce monde où l'on avait des moeurs, c'est qu'il était un véritable socle sur lequel la personne pouvait s'appuyer pour grandir en humanité, et qu'il lui offrait de devenir véritablement un être humain, un sujet social, et non point un simple individu, perdu dans la masse, coupé de toute relation.
Je vais donner une illustration de cette affreuse solitude qui est en train de gagner toutes les sociétés développées : je rentrais chez moi, hier soir, par le métro. Le wagon était plein. J'ai compté dans la foule qui m'entourait (et je ne voyais pas tout le monde), dix passagers qui avaient des oreillettes et des écouteurs, et qui, perdus dans leur musique, aveugles et sourds aux autres, semblaient avoir sombré dans l'autisme.
Je voudrais donner encore une autre illustration de l'oppression sociale qui se développe inéluctablement avec le progrès technique : j'emmenais il y a huit jours ma petite-fille au McDo. Des jeunes en sueur, couraient en tous sens derrière le comptoir où s'accumulaient comme des moutons des dizaines de personnes en attente d'une pitance bon marché. Murmures ou silence des clients, pas de bruit de conversation. Où l'on voit que la rationalisation de la production (au McDo, la viande, la salade, les ingrédients sont pesés au gramme près !) et la diminution de ses coûts s'accompagnent d'une aliénation invraisemblable des personnes, les unes piétinant dans l'énervement, les autres s'activant, se heurtant aux collègues, hagards, épuisés. Où est le véritable bénéfice social d'une telle innovation ? Franchement, il était plus sain d'apporter son sandwich, voire sa "gamelle", sur son lieu de travail que de fréquenter ces "restaurants" où la pauvre humanité est mise à l'engrais.
Je ne sais si j'ai répondu à mon lecteur. Mais ça m'a fait du bien de dire ce que j'ai sur le coeur.

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