mardi 6 octobre 2009

Prendre de la hauteur

Je viens de recevoir le numéro 224 de l'excellente revue Christus (octobre 2009) publiée par les jésuites. Jacques LE GOFF, dans un article absolument épatant, "Vivre et penser les crises", y dit des choses que tout responsable d'entreprise, tout homme politique, tout citoyen devraient avoir lues. Jacques LE GOFF enseigne à la Faculté de Droit de l'Université de Bretagne Occidentale, à Brest.
L'article commence ainsi, et tout est déjà dit dans le premier paragraphe :
"L'évidence a fini par l'emporter : économique dans ses manifestations, la débâcle actuelle relève non moins d'autres niveaux d'explication, à la fois politique, culturel et SPIRITUEL. S'en tenir au seul emballement de la machinerie économico-financière reviendrait à prendre pour l'origine du mal l'un de ses symptômes, à confondre la physique de l'événement et la métaphysiques de ses causes. Pas d'accès possible à l'intelligence du moment sans un travail d'identification des ressorts profonds, dérobés au pressé.
[...]
En décembre 1930, les Entretiens de Meudon animés par le philosophe Jacques MARITAIN se donnent pour thème la crise économique qui vient d'éclater outre-Atlantique. Du débat ressort la conviction que l'on a affaire à une crise dont les racines, certes économiques, ne sont pas moins morales et sociales. Économiques en ce sens que, laissée à elle-même, la dynamique vertigineuse du système capitaliste le conduit inéxorablement à la catastrophe. 'Son essence est de ne tenir qu'en accélérant sa vitesse' observe MARITAIN. Morales du fait de l'expansion d'une économie financière fondée sur 'l'auto-fécondité de l'argent' autant que de la prolifération des 'faux-besoins' dans la société de consommation émergente. Sociales par l'injuste sort fait au travail et aux travailleurs face au capital dans le fonctionnement des entreprises. MARITAIN ouvre le débat de manière visionnaire en appelant de ses voeux 'un mode d'entreprise où l'ouvrier participerait à la gestion du capital y compris les instruments de travail' au sein d'un 'conseil ouvrier et patronal où les deux forces seraient égales'. Une perspective qui n'est autre que l'autogestion" ajoute LE GOFF. Je ne partage pas cette conclusion de LE GOFF sur le constat de MARITAIN, mais pour les reste, j'applaudis, j'exulte, je suis transporté de joie. Quoi, un universitaire ose dire que le Roi Capitalisme Financier est tout nu, et que le Prince Capitalisme Industriel peut fort bien régner en s'entourant d'un conseil qu'il ne domine pas... Mais cest formidable.
MARITAIN n'avait pas encore vu que le principe accélérateur du capitalisme financier est le progrès technique confondu avec le celui de la connaissance. Mais il avait merveilleusement nommé l'auto-fécondité incestueuse de l'argent, de la finance.
Pourrait-on imaginer que des hommes intègres, quoique se référant à des systèmes polico-idéologiques différents, se rencontrassent, et se missent d'accord sur ce qu'il convient DE NE PAS FAIRE. Alfred GROSSER, dans "le Sel de la Terre", avait très bien expliqué qu'il est assez aisé pour des gens qui pensent différemment de se mettre d'accord sur les maux qu'il faut éviter, plus facilement que sur les solutions à mettre en oeuvre. Ne serait-ce pas là l'ébauche d'une entente nationale et internationale débouchant sur une plus juste répartition des richesses ? On peut toujours rêver en attendant que ça vienne. Mais on peut aussi réclamer, que dis-je, exiger cet accord sur ce qu'il est interdit de faire ou de dire au nom du respect du principe d'humanité.

7 commentaires:

Geneviève CRIDLIG a dit…

6 octobre 14h 50
Commentaire issu du billet du 22, du dernier commentaire du 29 septembre et de celui d’aujourd’hui:
(En 3 parties)

PARTIE 1

J’extrapole un peu le centre du problème posé dans ce billet du 22 – un peu moins décalé suite à la réponse de P. Poindron à celui du 29 en date d’hier et par rapport à celui d’aujourd’hui je retrouve le niveau explicatif d’une autre « symptôme » . Car un point m’avait interpellée. Et j’y reviens d’autant plus que l’actualité est à nouveau braquée sur Telecom ces jours-ci.
Les suicides.

Il n’est pas dans mon intention de me lancer dans une réflexion de nature psy ou sociologique – je n’en ai pas la compétence.
Je vous livre simplement un questionnement appartenant - à ma mesure – ‘à un travail d’identification des ressorts profonds’ d’une autre ‘débâcle’, qui peut ouvrir d’autres portes d’entrée à la compréhension de cette mort « choisie » ou « décidée ». Ou bien permettre de voir les facteurs qui seraient les dénominateurs communs dans les différentes situations que je vais évoquer.

Car il me semble que toutes les analyses officielles s’arrêtent aux divers dysfonctionnements j’allais dire extérieurs à la personne in situ, par exemple dans telle entreprise. Il m’apparaît en même temps qu’il serait moralement, socialement, politiquement etc. ? « incorrect » et irrespectueux d’oser regarder ce qui se passe – aussi – dans le coeur et l’esprit de la personne concernée. Seules les structures seraient « facteurs de décroissance » - surtout ne touchons pas à la vie intérieure - si ce n’est pour faire un constat style accident d’auto des conséquences d’un choc particulièrement violent dû à la faute de l’autre.
Donc je me risque et je suis prête à encaisser toute remarque qui s’élèverait contre ma démarche.
_______________________________
Voici, bien avant le suicide des éleveurs, quatre cas.

1) Il y a trois ans, j’ai d’abord été sensibilisée au taux de suicides dans le rang des appelés au défunt service militaire.
Cette information m’avait été donnée par un collègue lors d’une conversation sur l’éternel sujet de la jeunesse d’aujourd’hui qui souvent ne connaît pas bien ce que effort signifie + obéissance + etc. etc. C’est au cours de ce constat qu’il m’a appris ceci : le véritable motif de la suppression du service militaire pour tous ?
Non pas les arguments avancés mais simplement le fait que les gradés, au fur et à mesure qu’ils ont vu débouler dans leurs casernes une jeunesse de plus en plus ‘détachée’ de la discipline, de l’autorité avec tous les problèmes et incidents archi connus dans les établissements scolaires, des garçons qui transportaient dans le monde de l’apprentissage militaire le comportement qu’ils avaient quelques mois plus tôt dans leur lycée.
Les adjudants et colonels n’ont pas pu ou su ou voulu continuer à y faire face. Abandon. Une seule solution : comme il n’y a plus moyen de se faire obéir, qu’on est pris pour des c...s, que ça devient le fout..r, supprimons la structure.

Et supprimons (c’est moi qui l’ajoute) alors - en passant - les suicides qui commençaient à apparaître chez des jeunes confrontés à des exigences sociales, morales, physiques, un univers de normes auxquels ils devaient se soumettre – pas moyen comme dans leurs anciennes écoles de passer outre et d’imposer sa volonté ou plutôt son envie - tout cela ils n’avaient pas la force de le supporter – au point qu’ils ont préféré se donner la mort.
Des morts dont l’information n’a pas fait grand bruit. Des morts étouffées.
Personnellement je n’en avais jamais entendu parler.
Voilà donc, si cette explication rapportée est confirmée, les deux raisons majeures d’une grande décision politique.

Geneviève CRIDLIG a dit…

PARTIE 2 / 4

2) Le taux de suicide des jeunes en général = la deuxième cause des décès chez les jeunes. Quel est ce facteur qui provoque une souffrance si insupportable que seule la mort peut y mettre fin ? Où se situe pour la jeunesse d’aujourd’hui le seuil du tolérable, physiquement, psychiquement, moralement ? Quelle est leur capacité de force ?
__________________________________________________________________

3) Les suicides à France Télécom

Seuil du tolérable dépassé dans l’accomplissement du travail – non pas dans la difficulté de la nature du travail en lui-même que dans tout ce qui gravite autour : la déficience de communication, des relations humaines – l’écoute des soucis et problèmes...
_______________________________________________________________


4) Etonnant : Les suicides dans telle localité des Vosges.
Cette semaine, comme nous parlions entre voisins de tous ces cas de suicides relatés dans les journaux, il m’a été rapporté un fait connu et presque célèbre dans le département : celui de la relative fréquence des suicides dans une petite ville qui se trouve à une trentaine de kms de chez moi. [vous comprendrez que je ne la cite pas]
Une explication avancée par mon interlocuteur : l’origine se situe dans le problème de la consanguinité, des nombreux mariages entre cousins. Mais cette cause ne me paraît pas probante : il y aurait alors autant de cas dans de nombreux autres villages et villes de fond de vallée ou particulièrement reculées et ailleurs dans d’autres régions montagneuses. Mystère pour moi. Tout ce qu’on a dit lorsqu’on a appris qu’un jeune s’était jeté d’un pont le mois dernier : « c’est normal : il est de X. ... ». On en reste au fait divers sans essayer d’avancer plus loin. L’atavisme expliquerait-il tout ?
__________________________________________________________________

5) Enfin les suicides chez les éleveurs.
Là non plus ce n’est pas la mort qui est choisie mais la résolution d’un désir intense qui supplante tout : « que cette souffrance s’arrête ! ».
Là non plus ce n’est pas la nature du travail qui serait trop difficile mais c’est surtout l’insuffisance de son estimation financière qui en rend non seulement l’exercice impossible mais toute sa vie car l’argent n’est plus là pour la vivre correctement.

Geneviève CRIDLIG a dit…

PARTIE 3 / 4

→ Cinq dénominateurs communs :
- Le premier : le motif invoqué ne relève pas d’une culpabilité immense faisant suite à un acte répréhensible commis volontairement ou non

- le second : parallèlement ou par voie de conséquence, le motif ne réside pas en moi mais > soit dans une ou plusieurs autres personnes qui sont gardiennes de l’autorité.
> soit elle est rejetée sur la structure qui m’encadre au point de m’enserrer et de m’étouffer.
Bref, selon une première réaction habituellement commune à tout un chacun :
‘« la faute », c’est pas moi, c’est lui.’
NB. Je retrouve là nombre de raisonnements publics - par ex à longueur de paroles et d’articles, (de nombreux) responsables, clercs, religieux de tous bords, rejettent la faute de la chute de l’Eglise sur les ‘ autres’ : les médias évidemment, le ‘monde’ et ses valeurs séductrices trompeuses – tout le monde, les chrétiens qui.., les laïcs qui...etc. tout sauf soi-même : sa propre structure. Pire on la durcit – sous prétexte paraît-il, que, puisque l’islam, lui, s’étend de plus en plus, et que cette méthode réussit, et bien faisons comme lui, raidissons et durcissons-nous.
Mais je m’éloigne du sujet.

- Le troisième : il est certain que les capacités face à la douleur varient et dans les étapes de sa vie et d’une personne à l’autre. Pourtant, ne serait-ce pas le fait que la ligne de partage entre le supportable et l’insupportable a généralement baissé pour beaucoup de gens ?
Les limites du support mutuel ou du support des conditions matérielles, physiques, sociales qui entourent le travail ont diminué.
Cette analyse n’entrerait-elle pas également dans les différents « retraits » exprimés devant l’exercice de certains métiers par ex l’artisanat tels la boucherie, la boulangerie mais aussi la médecine généraliste ou, dans les pays occidentaux, de ministères non seulement comme celui de prêtres, diacres et de religieux mais également de laïcs consacrés y compris dans les communautés dites nouvelles ?
[NB. D’ailleurs sur ce point de « l’importance du travail comme élément structurant de l’homme social », j’aurais des choses à dire et des nuances à ajouter car je n’adhère à cette opinion telle que. > Ce sera pour une autre fois.]

Une certaine fragilité se manifeste donc qui entraîne une baisse de la résistance à l’effort physique comme mental – une vulnérabilité qui apparaît non seulement chez les jeunes jeunes mais aussi parmi des personnes d’âge mur. Ces personnes qui frôlent aujourd’hui la cinquantaine ne font pas partie des jeunes ? Alors ? Alors, leur geste n’exprimerait-il pas que, placées dans des conditions de travail dont la dureté voire une certaine violence par la non-reconnaissance de soi ne sont pas contestées, ces personnes ont continué durant leur vie d’adulte à vivre comme durant leur adolescence ? Cela dit en tout respect.
[Les sociologues ne cessent d’ailleurs de dire que la période habituellement impartie à l’adolescence ne cesse de déborder les frontières. On disait encore il y a peu qu’on était ado jusqu’à 25ans : maintenant j’entends 40 - 60 - 80 ans donc toute une vie adolescente = étym. Le suffixe « ‘escent ’ = ‘en train de devenir’ > adulte =‘ beginning to be’ ]
> c'est-à-dire vouloir à tout prix échapper à la frustration, ne pas être astreint à différer la satisfaction de leur(s) désir(s) - même légitimes ?
(Question annexe : si les étapes de la vie se télescopent ainsi, que vont devenir les sénescents ?)

Geneviève CRIDLIG a dit…

PARTIE 4 – FIN ___________________________________

- Le quatrième : ce qui m’amène à dire que, dans le motif commun aux trois cas, on perçoit nettement que le travail, tel qu’il a été vécu et ‘ressenti’ (là j’emprunte au nouveau vocabulaire de la météo : la distinction entre température réelle et température ressentie), n’a pas été ‘structurant’ : tout le contraire.

- Le cinquième : ne serait-ce pas l’expression ultime d’une caractéristique majeure de notre époque, celle la priorité que l’individu se donne sur la société ? Ma liberté d’abord et mon choix et mon épanouissement. Point final.
L’apparition de ce phénomène porte déjà un nom : il s’appelle « un individu démocratique ».
Inutile d’ajouter que l’objectif contenu dans l’expression : ‘le bien commun’ devient souvent un anachronisme étrange.
_____________________________________________________________________

>>> Conclusion provisoire : une analyse identique, sauf pour la situation particulière de la ville vosgienne qui s’apparente plutôt à une pathologie mentale de groupe (???) = je relève quelques facteurs possibles :

a)* Comme nous assistons à la fin de nombreux automatismes sociaux et religieux et que les actes importants, les décisions qui engagent, ne relèvent plus dans bien des situations d’une tradition mais d’une décision personnelle, le suicide (rappel : caedo sui = se tuer, se donner la mort à soi-même) deviendrait-il la manifestation extrême du refus d’un automatisme qui exigerait de continuer à vivre même comme ça, même mal parce que c’est comme ça qu’il faut faire ? Dans ce cas, cette décision exprime le choix de sa liberté.

b)* Le travail peut déstructurer - complètement. Non par sa nature qui serait plus ou moins intéressante ou plus ou moins fatigante mais parce que la confiance, l’estime, la reconnaissance figurent aux abonnés absents → le vide engendre le vide.

c)* En réalité, la confrontation avec un réel qui résiste (cf. précédent billet) n’a pas réussi. Le meilleur de moi-même n’a été convoqué ni dans le travail ni dans une rencontre de l’autre, les ressources manquent → on s’en va - seul - emportant une image de soi ratée.

d)* Placé devant un mur infranchissable pour des raisons diverses, face à une souffrance impossible à supporter, que personne ne peut comprendre, on doit inventer une solution pour s’en sortir et – paradoxalement- je dirais : pour vivre enfin – on n’en voit qu’une : mourir.
Au moins après, on ne souffrira plus.

Le suicide comme un appel à une vie, une vraie, autre.
Car le ciel est par-dessus les toits, si bleu, si calme...

Alors le suicide ressemble à cette morphine vers laquelle le malade se tend désespérément pour supprimer cette douleur qui hurle - sauf que, là, il n’y a qu’une seule dose. Pas de pompe.

Ne serait-ce pas également « une débâcle ? De la personne ? Qui relève aussi d’un niveau d’explication spirituelle ? »

Philippe POINDRON a dit…

Chère Fourmi, merci pour cette contribution majeure et qui me semble poser le problème dans son véritable cadre. Est-il possible à l'homme de vivre sans vie intérieure, sans direction et signification donnée à sa vie ? L'homme n'est pas qu'un agent économique ; il est sujet ancré dans des relations qui le structurent, qu'il structure et qui construisent la société. Je redis ici, - en me plaçant non pas sur un plan politique qui reste très superficiel -, qu'il nous faut d'abord de la miséricorde et de la compassion pour faire une société vivable. Je ne suis pas certains que nous avancions dans cette direction.
Merci pour tout, chère Fourmi, et bien amicalement.

olibrius a dit…

ben moi non plus. Moi en tout cas j'ai du mal mais j'essaie.... Heureusement qu'il y a la grâce!

Philippe POINDRON a dit…

Cher Olibrius, la grâce en effet, et surtout le don de Science par l'Esprit Saint permet aux humbles et aux petits de voir des choses invisibles aux sages et aux savants.
Amitié