mercredi 22 septembre 2010

Si je devais être exilé sur une île déserte

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Si je devais être exilé sur une île déserte et que l'on m'autorisât à partir avec trois livres, j'emporterais avec moi, outre le Nouveau Testament et les Pensées de Pascal, ce livre inoubliable, publié par le Père PERRIN après la mort de celle qui en avait été l'auteur. L'attente de Dieu est un chef d'oeuvre de profondeur, de justesse ; c'est même un livre bouleversant à toutes sortes d'égard. Simone WEIL avait rencontré le Père PERRIN à MARSEILLE. Elle entretenait avec lui une correspondance suivie : des lettres longues, denses, ardentes. [Je ne puis m'empêcher de faire le rapprochement de cette femme extraordinaire avec les moines de TIBHIRINE dont un film récent - j'en ai parlé dans un billet - retrace la vie simple, fraternelle et donnée.] Elle avait laissé au Père PERRIN la liberté d'utiliser ces lettre comme il lui semblerait bon. Il l'a fait, et heureusement qu'il l'a fait. Le Père PERRIN a ajouté à cette correspondance quelques exposés dont celui sur les Formes de l'amour implicite de Dieu, ainsi que deux lettres, adressées l'une à Gustave THIBON, l'autre à Maurice SCHUMANN. Voilà dressé le décor dans lequel se déploie cette pensée unique.
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Dans l'exposé que je cite plus haut, Simone WEIL développe les diverses formes implicites de l'amour de Dieu : l'amour du prochain, l'amour de l'ordre du monde, l'amour des pratiques religieuses, l'amitié, et elle finit par comparer l'amour implicite et l'amour explicite. On comprend pourquoi le rapprochement avec les moine de TIBHIRINE est justifié : ils ont perçu dans leurs voisins cet amour de Dieu, ce respect de la nature, en ont aimé les pratiques religieuses, et n'ont compté là-bas que de proches amis.
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Mais l'un des passages les plus étonnants est le commentaire qu'elle consacre au terrible discours que les Athéniens adressèrent aux habitants de l'Île de MELOS, pendant la guerre du PELOPONESE. Ils voulaient forcer les Méliens à rallier leur cause dans leur guerre contre SPARTE, alors que MELOS était l'allié de cette cité depuis des temps immémoriaux. Ils invoquèrent donc la justice, implorèrent la pitié, l'antiquité de leur ville. Rien n'y fit. Voici les propos que THUCYDIDE met dans la bouche des protagonistes.
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"Traitons plutôt de ce qui est possible, dit le chef de l'armée mélienne. Vous le savez comme nous ; tel qu'est constitué l'esprit humain, ce qui est juste est examiné seulement s'il y a nécessité égale de part et d'autre. Mais s'il y a un fort et un faible, ce qui est possible est imposé par le premier et accepté par le second."
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Réponse du stratège athénien : "Nous avons à l'égard des dieux la croyance, à l'égard des hommes la certitude que toujours par une nécessité de nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir. Nous n'avons pas établi cette loi, nous ne sommes pas les premiers à l'appliquer ; nous l'avons trouvée établie, nous la conservons comme devant durer toujours ; et c'est pourquoi nous l'appliquons. Nous savons bien que vous aussi, comme tous les autres, une fois parvenus au même degré de puissance, vous agiriez de même."
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Et ma chère Simone de commenter : "Cette lucidité d'intelligence dans la conception de l'injustice est la lumière immédiatement inférieure à la charité. C'est la clarté qui subsiste quelque temps, là où la charité a existé, mais s'est éteinte. Au-dessous sont les ténèbres où le fort croit sincèrement que sa cause est plus juste que celle du faible. C'était le cas des Romains et des Hébreux.
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Ainsi, quand tel syndicaliste parle de créer un rapport de force pour l'emporter dans l'épreuve qui oppose tel groupe social aux pouvoirs publics, quand tel homme politique des années 80 dit à l'opposition d'alors, "Vous avez juridiquement tort car vous êtes politiquement minoritaire", quand l'actuelle majorité entend faire passer sans concertation approfondie telle ou telle réforme dont la nécessité est criante mais les effets douloureux, la situation n'est guère différente de celle des Méliens et des Athéniens. Les Méliens furent battus, leur cité fut rasée, leurs hommes massacrés, leurs femmes vendues comme esclave ainsi que tous les enfants...
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Vous comprenez maintenant, cher POTOMAC, ce que j'entends pas "juger". Car "juger" a la même étymologie que justice... Je n'ai pas pu écrire ce billet hier soir, comme je vous l'avais dit dans mon commentaire. Le temps m'a fait défaut.
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