dimanche 17 octobre 2010

Il est temps d'éteindre les Lumières

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Peut-être vous ai-je déjà raconté cette anecdote ? Si c'est le cas, je vous prie d'excuser mon radotage. Je me trouvais à l'Université de Lausanne, et discutais avec un de mes collègues francophones, un homme délicieux et très compétent. Je ne sais pas pourquoi, il me dit tout à trac, au beau milieu d'une savante conversation : "Vous les Français, vous ne pouvez vous empêcher de penser à l'échelle du monde ; nous pensons, nous, à l'échelle de notre Canton". Jacques était trop courtois pour marquer de l'ironie dans cette remarque, mais elle m'avait frappé. Et puis la fréquentation quasi hebdomaire de collègues allemands et suisses germanophones m'avait fait prendre conscience que cette attitude de prétendre penser l'universel passe auprès des étrangers pour une insupportable arrogance. Et la fréquente rencontre d'autres collègues européens, anglais, belges, néerlandais, italiens ou des pays de l'Europe centrale et orientale m'avait ancré dans l'idée que quelque chose clochait dans notre manière à nous, Français, de concevoir et d'exposer les choses. Et je me disais aussi que c'est cette prétention affichée ou sous-jacente, et non la difficulté de notre langue, qui avait fait préférer l'empirique anglais au très abstrait français, comme langue de communication internationale. Enfin, certaines remarques de mes lecteurs m'avaient fait prendre conscience que je n'échappais pas à ce travers national d'immodestie de la pensée.
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Vous vous souvenez aussi que je vous avais transcrit le fameux discours dans lequel FERRY parle du droit des races supérieures à éduquer les races prétendues inférieures, ce qui ne laissait pas de m'étonner de la part d'un homme de cette envergure.
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La lecture attentive du livre d'Ivan P. KAMENAROVIC, philosophe et sinologue, livre intitulé Agir, non-agir en Chine et en Occident et l'abord encore succinct de celui de Michael SINGLETON, ex-missionnaire, et professeur à l'Université Catholique de LOUVAIN, viennent d'entraîner définitivement ma conviction : il est temps d'éteindre les Lumières.
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Nous nous gargarisons de nos VOLTAIRE, DIDEROT, ROUSSEAU, d'ALEMBERT, CONDORCET, etc. Ces hommes sont des écrivains de premier ordre dans notre langue, et la France post-révolutionnaire a largement utilisé leurs pensées pour, en les diffusant, tenter d'établir une hégémonie culturelle, et une prépotence politique mondiales. La tentative est à l'origine du colonialisme, énergiquement combattu par les députés de droite, monarchistes inclus, quand elle fut inaugurée par Jules FERRY. Mais ces "philosophes" n'ont pas pensé l'universel, comme nous l'avons prétendu et continuons de le faire. Ils ont théorisé une forme de pensée commune à l'Occident. C'est déjà beaucoup, mais ce pas le tout de la pensée humaine.
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KAMENAROVIC montre comment la pensée chinoise, si différente de la nôtre dans sa conception de l'homme et du monde, est tout aussi cohérente que la nôtre et explique la réalité tout aussi bien que nous. C'est une pensée qui ignore les oppositions contrastées et les contraires, mais voit dans les couple de notions que nous oppposons parce que nous les séparons, des aspects complémentaires d'une même réalité, une vibration incessante entre le blanc et le noir, la lumière et les ténèbres, l'esprit et la matière, l'actif et le passif, par exemple. Ce livre m'a apporté des arguments rationnels et convaincants sur la puissance mais aussi les limites de notre philosophie occidentale.
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Quant au déconcertant SINGLETON, dans sa Critique de l'ethnocentrisme. Du missionnaire anthropophage à l'anthropologue post-développementiste, il a des formules à l'emporte-pièce qui auraient fait le bonheur de LEVI-STRAUSS s'il était encore de ce monde : "L'homme tout court n'existe pas. Je suis papou ou patagon, et à une période particulière". Il reprend ainsi à son compte la boutade de Joseph de MAISTRE : "J'ai rencontré des Allemands, des Anglais. Je sais, depuis MONTESQUIEU qu'on peut même être persan, mais je n'ai jamais rencontré l'homme". En d'autres termes, les mots ne font pas exister des choses qui n'ont aucune réalité.
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Bien entendu, un effort d'abstraction est indispensable, et les peuples qui usent de langues indo-européennes sont bien placés pour le faire. Les concepts sont utiles pour raisonner. Mais ils ne sont pas le réel, seulement un moyen commode de l'appréhender.
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Décidément, il est temps d'éteindre les Lumières.

5 commentaires:

Geneviève CRIDLIG a dit…

Franchement je trouve cette réflexion – qui dépasse le niveau et les frontières d’une simple observation ou d’une nième analyse sociologique – absolument géniale : au sens propre révolutionnaire.

C’est certainement de tout ce que j’ai pu lire de vous la pensée la plus renversante, la plus neuve et, de par sa projection sur l’avenir, la plus féconde.

Devant ça, je ne peux que reprendre l’une de mes expressions favorites (entre parenthèses totalement banale) :
« Quelle affaire, mon Dieu, quelle affaire ! »

Anonyme a dit…

Cher Professeur. C'est toujours un plaisir de vous lire. Vous parlez toujours de vraies valeurs. Je crois bien comprendre de ce vous dîtes. Je dirai simplement que le monde est fait de nombreux peuples. Ces peuples divers et variés ont façonné ce monde au cours de son histoire. Chaque peuple voit le monde à travers les lunettes de sa culture. Si les Anglais sont empiriques, c'est tant mieux et il faut apprendre d'eux. Si les Français sont universels c'est bien et il faut apprendre d'eux. Si les Suisses sont près de leur canton, c'est bien aussi et il faut apprendre des Suisses. Si les Chinois ignorent les contraires, c'est bien et il faut apprendre d'eux. Ce que je veux dire, c'est que chaque peuple a quelque chose de bien. Chaque personne dans chaque pays a quelque chose de bon. En Chine, on dit que pour réussir dans la vie, il faut savoir vivre en société et la meilleure façon de vivre en société est de partager. Il n'y a pas d'amis pour la vie, il n'y a pas d'ennemis pour la vie. Je voulais partager avec vous ces quelques phrases. Merci Professeur pour votre temps. Au plaisir de vous lire prochainement.

Philippe POINDRON a dit…

Cher Rougemer,
Merci pour cette réflexion que je partage (au moins en partie, car je ne crois pas qu'un homme ou quelques hommes puissent à eux seuls penser l'universel). Oui, prenons chez tous les peuples ce qu'ils sont de bon. Vous savez l'amour que je porte à la Chine et à sa culture. Je trouve beaucoup dans son histoire, j'apprends beaucoup à lire CONFUCIUS et les commentaires qu'après lui ont faits ses disciples ou ses émules. Nous avons bien des choses à apprendre de lui !
Bien amicalement.

potomac a dit…

Ouf c'est super mr poindron! Vous commencez à éteindre les lumières; cela sera plus aisé pour moi pour vous comprendre. Mais aujourdhui cela vole encore trés haut.Pas pour certains qui sont une minorité, mais pour une grande majorité qui ne demandent, peut-être sans le savoir eux-mêmes, qu'une chose: qu'on les respectent en tant qu'être humain. Avez-vous déja vu des Hommes à l'âge de l'enfance qui, mis en présence l'un de l'autre se bagarrent sans se réconcilier automatiquement juste après. L'Humain est bon de nature et le Mal ne lui est apporté que par la suite. Alors qu'il soit chinois, russe, européen ou autre, qu'est-ce que cela peut-il faire?

Olivier Marchal a dit…

Raisonnement dangereux, me semble-t-il, car cela revient à prétendre qu'il n'existe aucune valeur universelle. Dès lors, de quel droit contesterait-on certaines pratiques que nous jugeons "barbares"?