jeudi 6 janvier 2011

L'ivresse des oies

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Un emploi du temps surchargé et des perturbations dans ma messagerie se sont ligués contre moi. Je n'ai pu vous raconter hier cette délicieuse histoire.
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Cette vieille dame - elle a 86 ans - est d'une vivacité, d'une jeunesse d'esprit qui forcent mon admiration. Elle a occupé des fonctions importantes dans la presse, et son frère, aujourd'hui disparu, fut un très grand microbiologiste. Elle me raconte - tandis que je lui donne le bras pour l'accompagner chez son boulanger - des souvenirs de sa grand-mère, des souvenirs qui s'enfoncent loin dans le XIXe siècle, et en particulier me décrit la scène hilarante que voici.
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Sa grand-mère n'hébergeait dans sa basse cours, pour d'obscures raisons (!), que des volailles au plumage blanc : des poules et des oies, notamment. Vers la fin septembre venait le temps des vendanges auxquelles les oies allaient participer à leur manière. D'abord, à peine le ban en avait-il été affiché que, de tous les environs des coteaux d'Aix, on se précipitait chez les vignerons en recherche de main-d'oeuvre, autant pour arrondir ses maigres revenus, que pour vivre les joyeux moments des repas de vendanges, les veillées du soir, souvent arrosées de quelques bouteilles choisies, pour partager rires et potins. Tôt le matin, tandis que le soleil se levait à peine, étirant ses bras au dessus des rares couvertures de brume, on allait dans les vignes, ciseaux à la main, panier de bois au bras ou hotte sur le dos, tandis qu'au bout des rangées, se trouvait un chariot dans lequel d'un coup de rein on versait le contenu de sa hotte ou l'on passait son panier à un gai luron chargé de cette besogne. Des plaisanteries fusaient de ci, de là, et l'on supputait le menu qui viendrait à midi interrompre le cours des activités. Le soleil, paternellement, répandait à flot son or sur les coteaux. Venait le triste jour, jour triste en tous, où, hormis d'involontaires oublis, on constatait que la messe était dite, qu'il n'y avait plus rien à récolter, qu'aucun pampre n'ornait plus les ceps.
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C'est alors que les oies rentraient en scène. On les chargeait à la ferme dans une carriole qui ne servait qu'à ce transport annuel, une carriole spéciale paraît-il dont les caractéristiques ne m'ont pas été décrites. On montait par un sentier pierreux, des pierres tranchantes, sonnantes, déboulantes, jusqu'au bord des vignes et on y lâchait les volatiles. Battements d'aile, mouvement de course et bousculade, jusqu'à ce que chacune des oies, ayant trouvé son coin, commence à grappiller les raisins qui auraient échappé à la vigilance des vendangeurs, avalaient gloutonnement les grains écrasés par des pieds peu scrupuleux, des pieds d'hommes manifestement - une femme aurait pris soin - et cette seconde vendange durait tout le temps qu'il fallait pour les oies manifestassent par leur comportement qu'elles étaient ivres. Elles se dandinaient de droite et de gauche et l'on n'avait aucune difficulté à les saisir, à les fourrer dans la carriole spéciale et à les rapatrier dans leur patrie de basse cours où dans un incroyable vacarme d'abord, puis dans des manifestations peu à peu moins agressives pour l'oreille, elles sombreraient le soir venu dans un sommeil d'oie heureuse.
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Histoire charmante. Les oies ont-elles encore le droit de s'enivrer dans les coteaux d'Aix ?
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