dimanche 11 décembre 2011

La Lumière a traversé les ténèbres ; réponse à un ami

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Discussion passionnante avec un ami que j'estime pour sa probité intellectuelle et la profondeur de sa pensée : Yves me disait à propos de mon récent billet intitulé "Les enfants, il est temps d'éteindre les Lumières", "c'est grâce aux Lumières que tu peux en discuter les idées avec ta raison, ton esprit critique, la liberté de pensée" (je préfèrerais écrire la liberté de penser qui n'est pas tout à fait la même chose). Il sous-tendait, dans son propos, mais ne l'a pas dit formellement, et "aussi grâce aux progrès qu'elles ont permis".
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Je crois que dans ces remarques gisent la grande méprise, et je dirai même le grand mensonge de notre époque. Les Lumières sont un mythe qui a la vie dure, qui infecte la mentalité collective, la pensée politique, la vie intellectuelle, la culture (je dirai demain ce qu'est un mythe), l'enseignement ; c'est un mythe qui consiste à dire qu'avant elles, il n'y avait ni raison, ni esprit critique, ni liberté de pensée, ni progrès. Il aurait donc fallu attendre VOLTAIRE ou CONDORCET (sur les morts misérables desquels les enseignants passent pudiquement) pour qu'éclosent ces fleurs vénéneuses qui allaient embellir enfin le monde et faire vivre l'humanité d'une vie nouvelle.
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Nier que la raison ait eu droit de cité dans la vie intellectuelle avant les Lumières est une offense faite aux philosophes grecs, et à leur suite, à des philosophes de la pointure d'un THOMAS d'AQUIN qui tenta (à mon avis avec succès) de montrer qu'il n'était pas irrationnel d'avoir la foi.
Dire que l'esprit critique est né avec les Lumières revient, entre autre, à ignorer de très nombreuses paroles de Jésus ; en voici une : "Lequel d'entre vous, si son fils ou son boeuf vient à tomber dans un puits ne l'en tirera pas aussitôt le jour du sabbat ? Et à cela, ils furent incapables de rien répliquer " (Luc 14, 5 ; réponse aux pharisiens qui lui reprochaient d'avoir guéri un hydropique le jour du sabbat, jour sacré entre tous, pendant lequel il est interdit aux juifs de travailler). Ou encore à négliger des ouvrages comme celui d'Etienne de la BOETIE sur la servitude volontaire.  Ou les ouvrages de divers auteurs antiques contre telle ou telle doctrine philosophique. Impossible de détailler davantage (mon ami Marcel dirait sinon que je suis trop long).
Affirmer que la liberté de pensée est une invention des Lumières est aussi une contre-vérité absolue : Jésus ne dit-il pas :  "Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps mais ne sauraient tuer l'âme. Craignez plutôt Celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l'âme et le corps." Sans parler de Marie DURAND qui a été emprisonnée pendant des années dans une tour à AIGUES-MORTES pour ne pas avoir voulu abjurer sa foi protestante et qui a écrit sur les murs de sa prison : "Résister". La liberté de pensée a un prix, surtout pour les croyants, et ce prix est souvent le martyr, l'exclusion, les tortures ou l'emprisonnement.
La question du Progrès mérite d'être examinée avec recul. Il est clair que l'homme du Moyen-Âge ou de l'époque classique n'avait pas l'idée de ce que signifie le mot, je devrais dire le concept. Il se bornait à améliorer empiriquement ses modes de production ou d'échanges, ou ses trucs médicaux.
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Pour comprendre ce qu'est le concept  de progrès, voici une citation enthousiaste de CONDORCET qui le définit dans l'acception que lui donne les philosophes de son temps.

"Il n’a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; […] la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie […]. Les progrès de cette perfectibilité, désormais in dépendante de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés."
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Dès lors tout s'éclaire (si l'on peut dire). Ce que les Lumières apportent à l'humanité c'est la notion d'individu totalement autonome, souverain de sa propre pensée, sans autres limites à ses capacités que celles que la nature a fixées elle-même au monde matériel. Ce que les Lumières apportent, c'est le matérialisme intégral, c'est par dessus-tout la coupure radicale d'avec un Créateur (pour elles hypothétique) dont elles rejettent la possible existence sans même examiner cette possibilité. Ce que les Lumières apportent à l'humanité, ce n'est ni plus ni moins que la réintroduction dans le monde du mythe de PROMETHEE qui a voulu dérober aux dieux le feu, et s'est trouvé puni de son audace ; c'est la conception d'un homme démiurge. Mais il ne peut y avoir plusieurs lumières. Il n'y en a qu'Une, et les "Ténèbres ne l'ont pas arrêtée" (Jean 1, 5).
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La probité intellectuelle exige que l'on examine si la conception d'un homme déifié a produit de bons fruits. Personnellement, je n'en suis pas assuré : de la bombe atomique aux camps de concentration, l'Occident des Lumières a produit bien des horreurs, et le malheur c'est qu'il est imité partout dans le monde, non pour ce qu'il a de bon (car en eux-mêmes, progrès, liberté de pensée, esprit critique, raison sont d'excellentes choses) mais pour ce qu'il a de destructeur : la déification de l'homme.
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C'est tout pour aujourd'hui.
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5 commentaires:

tippel a dit…

Dans la famille Fripouille, je demande le père Patrick Sève, maire PS de L’Haÿs-les-Roses,(94) qui a été mis en examen, le 8 septembre 2011, pour passation truquée de marchés publics.

Pierre-Henri Thoreux a dit…

Vous êtes bien sévère avec votre ami me semble-t-il cher M. Poindron. J'avais d'ailleurs répondu à votre billet dans le même esprit. J'ai l'impression que vous confondez, sauf le respect que je vous dois, les Lumières avec l'idéalisme et le rationalisme (c'est à dire le culte des Principes et la religion de la Raison).
Les Lumières c'est Locke, Hume, Voltaire, Montesquieu, Kant... mais c'est aussi Newton, Lavoisier, Bernouilli, Linné, Volta... Et au plan politique c'est Jefferson, Franklin, Washington...
Bien sûr ils n'ont pas inventé la pensée, ni même la liberté de penser, mais ils ont proposé une nouvelle manière de penser, moins dogmatique que le catéchisme, moins obscure que la casuistique, mais plus empirique, plus pragmatique, plus raisonnée, plus humble.
la Révolution Française et à sa suite le Socialisme ont confisqué le message des Lumières et l'ont souillé par la terreur et l'idéologie, mais en Amérique, cet enseignement a permis l'éclosion d'un système qui n'a rien à envier à celui de la Grèce antique, à tous points de vue (organisation sociale, culture, sciences..) et la religion, la vraie, celle que vous chérissez, n'a jamais été bafouée pour autant.
Permettez moi de citer à l'appui de mon propose Karl Popper : « Nos démocraties occidentales – et surtout les Etats-Unis, la plus ancienne des démocraties occidentales – sont une réussite sans précédent; cette réussite est le fruit de beaucoup de travail, de beaucoup de d'efforts, de beaucoup de bonne volonté et avant tout de beaucoup d'idées créatrices dans des domaines variés. Le résultat, c'est qu'un plus grand nombre d'hommes heureux vivent une vie plus libre, plus belle, et plus longue que jamais auparavant. »
Personnellement, je suis heureux de ce que l'Amérique a apporté au monde.
Grâce à elle, nous jouissons de la liberté et d'un grand bonheur matériel. Il ne tient qu'à nous d'en faire le moyen de mieux élever notre pensée...

Et bravo à Tippel pour son opiniâtreté à débusquer les innombrables crapules qui cachent leurs turpitudes sous le manteau trompeur de la sois-disant généreuse vertu de Gauche

Philippe POINDRON a dit…

Cher Pierre-Henri, vous mettez le doigt sur le point essentiel : je ne confonds pas liberté de pensée, et liberter de penser. VOLTAIRE a écrit des énormités d'injustices et de passion antireligieuse (ça ne l'empêchait d'aller à la messe à FERNEY pour ne pas choquer ses fermiers !). Il défend, et à mon avis fort justement, l'offense faite au Chevalier de La Barre, et condamne sa mort atroce. Et j'approuve ce combat, comme du reste j'approuve le "J'accuse de Zola" qui pourtant n'avait guère de probité intellectuelle (j'en ai déjà parlé dans un billet). Mais le même VOLTAIRE accusaient les jésuites de Chine d'avoir envoyé à la mort deux Princes du sang qui s'étaient convertis, alors qu'ils devaient leur condamnation à l'Empereur. Pour moi, c'est l'exemple même de l'idéologue ivre de la puissance de son verbe et de sa réputation.
Ensuite, autre question. Vous dites que la Révolution a confisqué l'héritage des Lumières. Soit. Mais pourquoi ? Quel est ce mouvement de pensée qui a conduit à ce que vous appelez une trahison et que j'appelle moi une conséquence inéluctable de la déification de l'homme.
Je reviendrai sur la définition que SAUVY donne du mythe social, et sur la raison désincarnée imaginées par DESCARTES et mis en système cohérent (et certes génial) par KANT.
Bien amicalement.

Pierre-Henri Thoreux a dit…

C'est curieux, cher M. Poindron, j'ai l'impression que vous évitez soigneusement d'évoquer l'héritage de la Révolution Américaine, et la démocratie moderne qui en est issue, dont les bienfaits sont une évidence (en dépit de ses nombreux défauts...) Et qui n'a pas grand chose à voir en tout cas avec la déification de l'homme à laquelle vous faites allusion. J'avais cru comprendre en vous lisant il y a quelque temps, que vous étiez adepte du pragmatisme qui fonde justement la philosophie outre-atlantique. Vous ne pouvez nier qu'il se situe bien davantage dans le sillage des Lumières que ne le furent les idéologies qui ont mené au totalitarisme et à la terreur.
Quant à Voltaire, je ne le défendrai pas davantage, car ce fut effectivement un fieffé coquin. Mais il eut quand même un immense mérite, pas si courant parmi les intellectuels : celui d'être lucide...

Philippe POINDRON a dit…

Cher Pierre-Henri, une fois encore vous avez raison. La démocratie américaine est sans doute une démocratie plus authentique, du moins dans ses principes, que la démocratie française. Hélas, c'est cette démocratiequ'ont retenu les nations et pas l'amériocaine. J'aime TOCQUEVILLE et ses analyses, comme vous. Et je suis, en effet, un adepte de la philosophie pragmatique dont les plus éminents représentants sont les américains (DEWEY) et les Chinois (FENG YOU LAN). Mais convenez avec moi qu'il y a une certaine distance entre l'idéalisme kantien et le pragmatisme américain. Je voudrais revenir là-dessus dans un autre billet.
Amicalement.